1e Chapitre d'Éthique chez Paul Ricœur
Écrit par Johanes Narasetu
Photo de couverture Horse slaying Gatts du manga Berserk de Miura Kentaro, un fan art par Bung Carol
Est-il possible de juger la moralité ainsi que la valeur d’une action sans inclure son agent ? Lorsqu’un mal est commis, parlons-nous uniquement d’un événement ayant lieu au monde objectif ou d’une action faite par un agent ?
Généralement connu en tant que philosophe herméneutique sinon théologien protestant[1], le fait que Paul Ricœur a consacré ses derniers travaux sur la philosophie morale pourrait peut-être surprenant pour ceux qui ne le connaissent que par son nom. De plus, non seulement le philosophe a réussi de contribuer au développement d’une éthique contemporaine, mais il l’a également construit en l’enchainant avec sa phénoménologie herméneutique par laquelle il est connu.[2] À cet égard, son éthique est d’une orientation phénoménologique qui insiste sur l’historicité humaine en incluant une lecture sur les philosophes moraux, notamment d’une orientation aristotélicienne et kantienne. Son propos est de lier le moment kantien, voire la déontologie, à l’horizon aristotélicien, voire la téléologie. Force est maintenant de parcourir ses parcours phénoménologiques à travers des problématiques pertinentes pour arriver au lien entre les deux traditions de la philosophie morale.
Le premier sujet à aborder en vue d’éthique chez Paul Ricœur est le statut de l’agent dans le discours sur l’action. Son travail, Soi-même comme un autre, consacre un chapitre qui critique la tradition analytique qui s’intitule Une sémantique de l’action sans agent. Partant d’une lecture sur ce chapitre, seront abordées les réponses sur deux questions. Premièrement, comment l’agir humain est-il approché dans la tradition analytique ? Seconde, comment Ricœur s’empare-t-il de telle approche ?
- Approche sémantique de l’action
Afin d’exhiber l’inscription du sujet dans le soi partagé – le mien et celui des autres – Ricœur ajoute à l’approche analytique du langage – voire la théorie de la performativité ou l’acte de dire – une réflexion sur le soi de l’agent dans l’action. Cette approche débute à partir de la question qui ? en tant que pierre de fond précédant des question quoi ?, comment ?, et pourquoi ?. Aucune action n’existe sans l’agent qui le fait, et lorsque la sémantique est portée au milieu du phénomène ou du vécu, l’agencement d’action précède toujours son agir. Le qui ? précède toujours le quoi ? suivi par le pourquoi ? où s’applique le jugement moral, terminé par le comment ?. Je cite,
« Au niveau d’une simple sémantique de l’action, la question qui ? admet toutes les réponses introduites par n’importe quel pronom personnel : je fais, tu fais, il fait. Cet accueil sans discrimination des trois personnes grammaticales, au singulier et au pluriel, reste la grande force de l’analyse référentielle. » [3] [77-78]
Pourtant, ce n’est point l’approche proposée par la philosophie analytique. Elle s’inscrit à l’idée de l’action en tant que quelque chose qui a lieu dans le monde et possède, par conséquent, un prédicat d’un objet. Une telle chose qui a lieu dans le monde a une valeur relative aux autres événements et non à son agencement. Comme il serait expliqué ci-dessous, il s’agit d’une occultation de la question qui ? par la philosophie analytique tout en mettant en exergue une relation exclusive entre le quoi ? et le pourquoi ? [4].
L’approche sémantique de l’action réfléchit sur la pesanteur de l’agir dans un énoncé. Cette méthode traite une action en tant que contenu d’une énonciation soutenue par une causalité entre événements. Force est de se focaliser sur le lien entre l’action contenue dans l’énonciation et celle comme elle est faite – et en effet, inséparable de – par un agent. Sont à différencier donc deux éléments analytiques de l’agir, celui d’une dichotomie motif-cause, et de d’une ontologie de l’action. La première est manifeste chez E. Anscombe, tandis que la deuxième est poursuivie par D. Davidson.
1.1. Dichotomie motif-cause par E. Anscombe
Dans sa lecture sur E. Anscombe, Ricœur critique une approche linguistique sur la description d’événement qui exerce une dichotomie entre le motif et la cause, ainsi qu’entre l’événement et l’action. Cette approche s’appuie sur une logique qui distingue un élément extérieur de cause et celui d’intérieur de motif ou ‘avoir envie de…’. L’existence d’une intention chez Anscombe est très importante, non seulement pour classifier l’action motivée ou causée et l’action faite avec intention, mais aussi pour appliquer un jugement moral lorsqu’une action est décrite dans un énoncé.
Voici l’exemple très connu d’Anscombe qui est également évoqué par Ricœur en vue de le critiquer.
« Un homme pompe de l’eau dans la citerne qui alimente une maison en eau potable. Quelqu’un a trouvé le moyen de contaminer systématiquement la source au moyen d’un poison lent dont les effets se font sentir quant il est trop tard pour les soigner. La maison est régulièrement habitée par un petit groupe d’agitateurs qui agissent pour le compte de meneurs politiques qui sont à la tête d’un vaste État. Ils sont occupés à exterminer les juifs et peut-être préparent une guerre mondiale. L’homme qui a contaminé la source a calculé que, si ces gens sont détruits, ses maîtres prendront le pouvoir et gouverneront bien, voire établiront le royaume des cieux sur terre et assureront une vie heureuse au peuple entier. Et il a mis au courant de son calcul, en même temps que de la nature du poison, l’homme qui fait marcher la pompe. La mort des habitants de la maison aura, bien entendu, toutes sortes d’autres effets ; par exemple un certain nombre de personnes inconnues à ces hommes recevront des legs dont ils ne connaîtront pas l’origine. Ajoutons pour compliquer l’exemple : le bras de l’homme qui pompe monte et descend. Certains muscles dont les médecins connaissent les noms latins se contractent et se relâchent. Certaines substances sont produites dans certaines fibres nerveuses, substances dont la formation au cours du mouvement volontaire intéresse les physiologistes. Le bras, en bougeant, jette une ombre sur un rocher où il fait apparaître une figure dont le regard semble sortir du rocher. En outre, la pompe produit une suite de grincements qui font apparaître un rythme connu. La question posée par cet exemple est la suivante : qu’est-ce que l’homme est en train de faire ? Quelle est la description de son action ? Réponse : la question admet autant de réponses que permet l’échelonnement des ‘en vue de …’ ; toutes les descriptions sont également valables. En particulier, on peut aussi bien dénommer l’action en fonction de la première chose qu’on fait ou en fonction du dernier résultat visé. Que l’agent soit mentionné dans chaque question et dans chaque réponse n’importe pas à l’enchaînement des raisons d’agir réglé sur celui des résultats visés. Or c’est cet enchaînement des raisons d’agir qui seul permet de répondre à la question de savoir s’il y a quatre actions ou quatre descriptions d’une même action : pomper, alimenter la citerne, empoisonner les habitants, déclencher la guerre. »[5]
Il est visible dans cette citation que l’analyse linguistique de l’action par Anscombe classifie le rapport action-événement selon son intention et non pas son effet. Ce dernier qui a lieu dans le monde en tant qu’événement, est présenté plus comme causé que visé. En effet, nous ne jugeons moralement que l’action intentionnée qui aboutit à un événement ; tandis que celle qui est produite sans intention de le faire, un jugement moral ne lui serait pas applicable.
Deux problèmes sont posés par cette approche. Tout d’abord, elle appuie sur la primauté du monde objectif, voire empirique, dans son lien causal au dépens de la réalité vécu. Cette dernière n’est qu’au second ordre, y compris l’intention ainsi que certaines actions faites en vue d’un objectif. De suite, il résulte que l’énoncé soit également classifié en fonction de son rapport avec la réalité objective. Les expressions qui impliquent en engagement à l’avenir tels qu’une promesse, un aveu, une parole donnée, etc., sont considérés avec moins d’importance. Tels sont des problèmes qui surgissent lorsque le quoi ? et le pourquoi ? de l’action sont séparés du qui ?.
À la suite d’une relégation de l’intention et de l’agent au second degré, surgit le problème d’appui sur la véracité du langage ainsi que sur une mise en valeur d’une action. Ce n’est que la description au monde objectif qui compte dans un énoncé de sort que le ‘faire’ perd le moral. L’action, à cet égard, n’est qu’un événement juxtaposé aux autres. Ricœur dit,
« Revenant à cet emploi au terme de son parcours, l’auteur se borne à dire que le critère de la question pourquoi ? et des réponses appropriées vaut aussi pour l’intention d’une action proposée. Autant dire que la marque du futur, que l’intention partage avec la prédiction ou l’estimation du futur (ceci va arriver), n’est pas discriminante, mais seulement l’explication par des raisons : de ce point de vue, il n’importe pas que l’intention soit remplie ou non, ou que l’explication se borne à un laconique : parce que j’en avais envie, un point c’est tout. On a simplement éliminé ce que j’appellerai l’intention de l’intention, à savoir l’élan spécifique vers le futur où la chose à faire est à faire par moi, le même (ipse) que celui qui dit qu’il fera. Autrement dit, est éliminé ce qui dans l’intention la met sur la voie de la promesse, même s’il manque à la ferme intention le cadre conventionnel et public de la promesse explicite. »[6]
Autrement dit, bien que l’analyse conceptuelle donnée par Anscombe nous aide à distinguer des faits, des causes, et des raisons ou des intentions – ceux-ci étant des phénomènes mentaux non-observables – cela est fait en éliminant l’engagement à la réalité qui fait surgir l’événement. En agissant d’une manière ou d’une autre, nous établissons des événements et, par conséquent, construisons un monde. Dorénavant, ce n’est pas la dichotomie raisons-causes des événements objectifs qui est problématique, mais l’omission d’engagement d’un agent désirant, voire qui a l’intention de…, qui échappe à la distinction d’Anscombe.
Notes
[1] Quant à son profil d’un théologien protestant, il est indiqué, parmi autres, dans Karl Simms, Paul Ricoeur, Routledge critical thinkers (London : New York: Routledge, 2003).
[2] David Wood, éd., On Paul Ricoeur: narrative and interpretation, Warwick studies in philosophy and literature (London ; New York: Routledge, 1991).
[3] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, L’Ordre philosophique (Paris: Seuil, 1990).
[4] Ricœur.
[5] G. E. M. Anscombe, Intention, 2nd ed (Cambridge, Mass: Harvard University Press, 2000). §23. Traduction par Ricœur.
[6] Ricœur, Soi-même comme un autre., p. 94.