1e Chapitre de l’Éthique phénoménologique chez Paul Ricœur
Écrit par Johanes Narasetu
Image de couverture Berserk Lost Children Arc du manga Berserk par Miura Kentaro, un fan art par Bung Carol
Quelque peu différente de l’approche causale chez Anscombe, Donald Davidson propose la nécessité d’un but ou d’une téléologie de l’action contre laquelle Ricœur adresse également sa critique. Une finalité est-elle nécessaire pour qu’un ‘faire’ soit compté en tant qu’action ?
Une autre approche qui sépare le couple quoi ?-pourquoi ? du qui ? est présentée par Donald Davidson, notamment dans un ensemble des articles dans son livre Actions and Events.[1] Ce que remarque Ricœur de Davidson est la subordination des actions sous une conception causale, à savoir d’adresser l’action en voie d’une explication afin d’accentuer uniquement son quoi-pourquoi. Cette manière d’expliquer juxtapose l’action aux objets du monde sous l’ordre d’événement et constitue aussi son ontologie. Telle est l’ontologie d’événement, voire la façon d’être de l’action côtoyée par une relation causale.
Selon Ricœur, Davidson met en valeur la loi du mécanisme causal de l’action en insistant que sa raison d’être est du prime abord son intention. Davidson insiste que l’action soit comme telle à cause d’une intention derrière elle. Dans l’intention ou intending, les vivants s’engagent dans un acte précis car cette même intention s’amène vers un objectif qui à son tour dicte la manière par laquelle un acte doit s’effectuer. Manger, boire, se défendre, travailler, etc., sont des actions faites suivant une intention d’atteindre un tel objectif ou tel autre.[2]
Le problème avec l’ontologie de l’événement se trouve dans l’absence de deux aspects : le désir en tant que moteur principal antérieur à l’intention, et l’intention de en tant que visé précis qui rend l’agent conscient à soi-même, y compris son propre agencement, ainsi qu’à son but ou la téléologie de l’action. Une action, selon Davidson, mène nécessairement vers un but ou une finalité, laquelle présent une téléologie. Préparer un cours, faire sa présentation, aller à l’université/l’école/au bureau, ce sont des actions qui sont telles car elles se dirigent vers ses buts : un cours, une présentation, des lieux de travail. Autrement dit, l’argument téléologique de l’action insiste que ce soit le but qui précise un ‘faire’ d’un ‘agir’.
En articulant les deux aspects qui échappent à l’approche téléologique, voire le désir et l’intention, Ricœur entend de dire que l’action contient non seulement un objectif, mais aussi une visée et un engagement dans le ‘faire’. Aller au bureau, par exemple, est une action non seulement à cause d’un objectif d‘arriver au bureau’, mais elle est aussi motivée par un désir de travailler, une intention de parvenir à certain objectif (carrière, se trouver avec des collègues, gagner du pain, etc.) qui engage une personne aux manières d’y arriver. Le désir et l’intention qui engage un tel à un agir est ce qui constitue un sujet ou un agent dans un événement. Ricœur insiste,
« … dans la direction inverse, si l’explication téléologique explicite la forme implicite à la description du discours ordinaire (disposition à…), en retour celui-ci ajoute à la forme d’explication la référence à un caractère phénoménologique de l’expérience de l’action, caractère qui n’est pas contenu dans cette forme (qui, en tant que telle, se réduit à la loi d’un système) ; c’est pourquoi il y a plus dans la description phénoménologique que dans l’explication téléologique ; à la notion générale de l’explication par un but, l’expérience humaine ajoute celle d’une orientation consciente par un agent capable de se reconnaître comme le sujet de ses actes ; l’expérience n’est pas seulement ici l’application de la loi ; elle la spécifie, en désignant le noyau intentionnel d’une action consciemment orientée. »[3]
Voyons comment Ricœur ne dispense pas de l’importance d’une téléologie de l’action. Il y ajoute plutôt le ‘comment’ dans le ‘pourquoi de l’action qui ensemble constituent la condition pour qu’un ‘faire’ soit un ‘agir’. En mettant l’orientation consciente ou l’intentionnalité – formée par le désir et l’intention – dans la téléologie de l’action, on ajoute le ‘comment’ dans le ‘pour quel but’.
L’introduction de l’intention et l’engagement dans l’action signifie aussi une insertion du sujet ou d’un agent dans l’événement. Un élément important qui échappe à l’approche de Davidson – ainsi qu’à celle d’Anscombe – est l’insertion d’un sujet de l’action ou d’un agent capable. L’insistance sur la causalité d’une action lui rend le statut d’événement auquel la présence d’un agent n’est pas nécessaire. Pourtant d’élever une action au rang d’événements n’est point effacer la manière par laquelle elle est produite. Raturer l’agent d’une action et traiter la dernière en tant qu’événement qui a lieu au monde, cela est l’impact de traiter un ‘faire’ au cadre de la philosophie analytique. D’effacer l’agent ne nie point que l’action en ait besoin un. Sans agent, il n’y a qu’une série d’événements à expliquer selon sa formulation dans un énoncé, alors que la condition d’existence d’une action se diffère de l’événement naturel. Cette particularité échappe à l’approche analytique.
Dès lors, la critique phénoménologique de Ricœur introduit deux éléments principaux aux analyses linguistiques de l’action : le couple désir-intention qui forme l’intentionnalité et un agent.
« D’abord, la priorité donnée a l’intention-dans-laquelle par rapport à l’intention-de a permis d’atténuer, sans réussir tout à fait à l’abolir, la dimension temporelle d’anticipation qui accompagne le jet en avant de soi de l’agent lui-même … Ensuite, l’inclusion de l’explication téléologique par des raisons dans l’explication causale a consacré l’effacement du sujet au bénéfice d’une relation entre événements impersonnels. Il revient à une analyse de caractère épistémologique de rétablir les droits de la causalité téléologique, et de montrer son affinité avec le moment phénoménologique, préalablement dégagé, de l’intentionnalité … Enfin, il importe de se demander si l’incapacité d’une ontologie de l’événement à rendre compte de l’imputation de l’action à son agent ne résulte pas de la manière dont cette ontologie est introduite … Il s’agirait bien, selon nous, d’une ontologie autre, en consonance avec la phénoménologie de l’intention et avec l’épistémologie de la causalité téléologique … Cette ontologie autre serait celle d’un être en projet, auquel appartiendrait de droit la problématique de l’ipséité, comme appartient de droit à l’ontologie de l’événement la problématique de la mêmeté. »[4]
Sont à différencier donc deux types d’intentions qui marquent la différence entre l’explication téléologique de Davidson et l’ajout de l’aspect phénoménologique par Ricœur. Tandis que l’intention-de caractérise le visé conscient de l’action – ce qui permet de donner un but précis ou une téléologie – l’intention-dans-laquelle marque une ontologie de l’action qui indique une susceptibilité de s’orienter vers un but hors d’une causalité. Cette condition est plus fondamentale au sens qu’elle concerne le désir avant l’action, voire l’état de l’agent toujours capable.[5] Autrement dit, si l’approche téléologique ou causale de l’action accentue un enchaînement de la raison afin d’atteindre un but à la fois précis et causal, l’approche phénoménologique insiste sur la potentialité d’un vivant de se diriger vers une fin qui est du loin ainsi que motivant. Ce qui est nécessaire pour une téléologie de l’action est un lien logique, tandis que la potentialité s’appesantit sur l’existence d’un agent qui désir ou d’un sujet agissant. En un mot, un sujet agissant est un agent à la fois coupable et capable, autant singulier pour soi-même que comparable avec autre.
Prenons des exemples déjà indiqués auparavant. La série d’activités faite au quotidien tel qu’aller à l’université, choisir des moyens de transport, préparer un exposé au bureau, ou tout autre qui exhibe un but précis ne serait possible que si nous sommes déjà dans un cadre universitaire, dans une société gérée d’une certaine manière, ou dans un monde de travail afin d’atteindre une téléologie plus générale qui est la vie bonne. Celle-ci est une notion aristotélicienne qui serait traitée à la suite de cette investigation philosophique. En tout cas, sachons qu’il faut se trouver dans avant de préciser une cause. Bien évidemment nous pourrions toujours nous retirer d’une telle cause, telle responsabilité, ou tel engagement, mais en se retirant, nous nous faisons engager presque abruptement à un autre milieu du vivant tout en désirant toujours une vie bonne pour moi. De l’université au travail, du travail à la vie familiale, etc., cela prouve toujours que nous nous trouvons constamment dans le cadre d’action où nous nous dirigeons d’une manière ou d’une autre.
Nous allons traiter au plus précis la conséquence d’introduire un sujet, ou plutôt un agent, dans l’action. Pour l’instant il nous suffit d’établir que Ricœur n’abolit point l’aspect épistémologique ou causal de l’action. Au contraire, il encadre la causalité de l’action avec un agencement d’un sujet agissant vers une finalité motivante et plus large de la vie bonne.
[1] Donald Davidson, Essays on actions and events, 2nd ed (Oxford : New York: Clarendon Press ; Oxford University Press, 2001).
[2] Davidson., p. 3-19.
[3] Ricœur, Soi-même comme un autre., p.99.
[4] Ricœur., p. 106-7.
[5] Le thème d’un sujet coupable-capable est très répandu dans l’analyse de l’action et la susceptibilité d’agir d’un agent chez Ricœur. Il serait abordé plus complètement à la suite de cette interrogation philosophique, mais pour une référence spécialisée sur ce sujet, voir Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. 2: Finitude et culpabilité, Reprint der Ausg. 1988, Philosophie de l’esprit (Paris: Aubier, 1999).