1e châpitre de l'éthique phénoménologique chez Paul Ricoeur
Written and edited by Johanes Narasetu
Cover image Miura Kentaro’s Guts Berserk, a fan art by Bung Carol
Il est déjà mentionné qu’en adressant sa critique, au lieu de rejeter complètement l’approche causale de la philosophie analytique, Ricœur essaie plutôt d’exhiber le sens dans lequel l’approche analytique est justifiée avant d’attirer notre attention à un contexte plus large où la causalité de l’action ne serait jamais effectuée sans un agent agissant. Il serait donc nécessaire de se demander des effets d’une inclusion d’un agent dans un fait de l’action. Que signifie la mise en place de l’agent dans l’action ? Y-a-t-il une conséquence dans notre enquête sur la moralité lorsqu’un agent est introduit dans l’action ?
- Le phénomène d’ascription
Quant à la mise en place de l’agent dans l’action, Ricœur part d’une insertion sujet dans la formation d’événement. Quand on parle de l’événement, il ne s’agit pas uniquement d’une série à la fois causale et impersonnelle entre des éléments anonymes dans monde, mais un réseau du désir ou de l’intention, varié dans son intensité par des vivants rationnels, voire l’être humain. En insistant sur celui-ci, ce n’est point de dire que l’occurrence en général n’ait pas lieu. Elle existe effectivement. Pourtant le côté impersonnel des événements n’est point sa totalité. Il est plutôt une province du phénomène qui est parallèle du côté personnel ou agencé.
À quoi bon insister sur la région du désir et de l’intention où nous sommes ? De prime abord, il sert de montrer que le côté impersonnel du monde n’est suffit aucunement d’expliquer le vécu, ni est-il rationnel de dire que ce dernier est sous-jacente au premier. Il est simplement trop forcé, sinon illusoire de dire que le vécu soit engendré de l’impersonnel.
La deuxième raison – et celle-ci est la plus importante – de mettre en exergue sur la région du vécu est la raison morale, notamment celle de la responsabilité. On peut certainement s’en douter de la signification du moral. Néanmoins, il est incontestable que chacun de nous a un penchant vers une action plus que les restes. Cela nous arrive constamment sous la question de « que devrais-je faire ? » qui ne s’adresse point par la neutralité des événements.
L’ascription du sujet, voire du vécu, mène donc au moral non seulement en tant qu’espéré, mais aussi comme préalable ou présupposé dans une vie humaine. Que nous choisissions différemment dans une même situation, cela ne nie point qu’une telle action soit plus favorable que telles autres. Trouver un travail, se déménager du pays d’origine, se marier, avoir des enfants ; ces choix portent des valeurs différentes à chacun, mais personne ne peut nier que nous avons une mise en valeur pour chaque choix. En effet, le moral est à la fois objectif et impersonnel – voire attribuable dans un jugement de toutes actions par toute les personnes sans égard à leur individu – mais aussi intime et particulier – au sens où l’action jugeable et réfléchi est à moi-même. Comment proprement toucher à cette polarité alors ?
Quand à la réponse à cette problématique, l’ascription est un aspect à partir duquel la tension personnelle-impersonnelle pourrait bien être adressée. Comme mentionné auparavant, l’ascription est une insertion de l’agent à l’action. À cet égard, Ricœur n’est pas le premier qui introduit ce concept. Il s’inspire plutôt de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Contrairement aux analyses sémantiques qui mettent en exergue les éléments quoi ?-pourquoi ? de l’action au dépens de qui ?, l’ascription aristotélicienne traite le couple quoi ?-pourquoi ? à partir de la question qui ?. Comparable aux objets physiques, l’action en tant qu’événement a lieu selon un principe à travers sa variété. Ce qui a préoccupé Aristote quant à l’ascription, et de suite pris par Ricœur, est « Un principe qui est soi, un soi qui est principe. »[1]
Cette formule de principe est une notion qui vaut traiter lorsque nous nous demandons de l’agencement de l’action. Quand on revient à l’approche analytique sur l’action, elle élimine le soi de l’action en insistant qu’un principe soit à la fois anonyme et causal dans son propre enchaînement. Au contraire, la boucle soi-principe propose une approche intégrée qui ne traite pas premièrement la logique de l’action, mais son ontologie.
« C’est d’abord de l’action elle-même que nous disons qu’elle est de moi, de toi, de lui’/d’elle, qu’elle dépend de chacun, qu’elle est en son pouvoir. C’est encore de l’intention que nous disons qu’elle est l’intention de quelqu’un et c’est de quelqu’un que nous disons qu’il (ou elle) a l’intention-de. Nous pouvons certes comprendre l’intention en tant que telle ; mais, si nous l’avons détachée de son auteur pour l’examiner, nous la lui restituons en la lui attribuant comme étant la sienne. C’est d’ailleurs ce que fait l’agent lui-même lorsqu’il considère les options ouvertes devant lui et qu’il délibère, selon l’expression d’Aristote. L’ascription consiste précisément dans la réappropriation par l’agent de sa propre délibération : se décider, c’est trancher le débat en faisant sienne une des options considérées. Quant à la notion de motif, dans la mesure où elle se distingue de l’intention dans laquelle on agit, principalement en tant que motif rétrospectif, l’appartenance à l’agent fait autant partie de la signification du motif que son lien logique à l’action elle-même dont il est la cause ; on demande légitimement : ‘Pourquoi A a-t-il fait X ?’ ‘Qu’est-ce qui a amené A à faire X ?’ Mentionner le motif, c’est mentionner aussi l’agent. »[2]
Ce que nous propose Ricœur en s’inspirant d’Aristote est l’appartenance de l’événement engendré de l’action à son auteur. Il s’agit d’enraciner l’approche analytique à l’approche ontologique. Un fait quotidien d’aller au travail ou à l’université, par exemple, ne se borne pas dans une catégorie linguistique du ‘monde du travail’ ou ‘monde universitaire’, mais il est aussi impliqué par un motif qui mène un individu à s’engager dans le monde professionnel ou académique. Ce n’est pas qu’une approche événementielle soit fausse, mais elle s’arrête jusqu’au jeu de langage et s’y limite sans vraiment montrer pourquoi. Lorsqu’un événement est vu en tant que phénomène vivant, il s’y trouve le motif, le désir, l’intention, et l’agent. Autrement dit, en traitant l’événement en tant que phénomène, nous y trouvons le vécu.
L’inscription de l’agent est dès lors la vie de l’événement.
À cet égard, l’inscription de l’agent au sein de l’événement n’est point une simple obligation théorétique faute de sa mention par une approche analytique de l’action. Il est impératif de parler d’ascription car elle est ce qu’il y a, voire la condition originaire de l’action. Par conséquent, nous n’entendons pas par motif d’une action uniquement une cause qui déclenche un acte, ne fût-ce qu’elle soit incluse dans un acte, mais un lieu d’origine où tout acte se manifeste.[3] En revenant à l’exemple d’une action ‘aller à l’université’ et ‘aller à l’école’, l’ascription en tant qu’état original de l’action met en exergue notre ‘être situé’ au monde professionnel ou universitaire. Il ne s’agit pas encore de parler d’une action singulière et quotidienne d’aller à tel ou tel endroit. C’est à partir de cette description d’événement actionnel que la question du devoir, et surtout du moral et de l’Éthique pourrait avoir lieu. Autrement dit, le moral et surtout la responsabilité – voire, la réappropriation de l’action par son agent – est pertinent non parce qu’il y a un tel qui nous l’impose. Le moral de l’action est la conséquence rationnelle d’une déhiscence[4] de notre être-situé qui nous mène inévitablement à agir.
[1] Ricœur, Soi-même comme un autre. P 114.
[2] Ricœur.p. 117
[3] La quête de revenir au lieu d’origine ici est une réflexion typique de la méthode phénoménologique. En tant que phénoménologue, Ricœur a également beaucoup traité cette question d’origine de notre être-situé dans le monde ou de la facticité – encore un sujet traité dans la phénoménologie. Je trouve le ton de cette réflexion s’inspire beaucoup de la Krisis par Husserl que Ricœur s’approprie lui-même afin d’établir sa phénoménologie. Voir Paul Ricœur, À l’école de la phénoménologie (Paris: Vrin, 2004).
[4] J’utilise ce terme en référant à Renaud Barbaras qui emploi le même terme dans sa lecture sur l’ontologie de Merleau-Ponty. Je crois que le même usage de mot peut bien s’appliquer dans mon propos pour Ricœur ici. Voir Renaud Barbaras, Merleau-Ponty, Philo-philosophes (Paris: Ellipses, 2002).